No grandi navi est le slogan d’un large mouvement de protestation à Venise, le Comitato No grandi navi, qui s’oppose au passage des navires de croisière. Ces grandi navi, les grands navires entrent dans la lagune au Nord du Lido par la passe de San Nicolo, traversent le bassin de Saint Marc, le canal de la Giudecca et rejoignent le port de croisière.
Nombreux sont les vénitiens et les touristes qui pensent qu’ils sont trop laids et dénaturnet la beauté de Venise.
Trop monstrueux, la ville de Venise voulut les limiter (2014), à 96000 tonneaux et 5 passages maximum par jour. 5 paquebots de ce type par jour, c’est tout de même 15000 visiteurs de plus en une journée ! Et le lendemain, ça recommence.
Mais l’arrêté fut cassé en justice et désormais, les navires de croisière sont bien plus importants et bien plus nombreux. On a compté plus de 600 arrivées de paquebots en une année (le record est à 900) et certains d’entre eux, de 130, 140 000 tonneaux sont porteurs de plus de 4000 passagers par bateau.
Je vous en parlais déjà en 2014. Voulez-vous que nous fassions un nouveau point de la situation ?
No grandi navi : Pourquoi tant de haine
Je vous propose de faire le point ensemble sur l’activité de ces navires et ses conséquences, loin des querelles partisanes, avec le maximum d’objectivité.
Le passage de ces navires immenses pose-t-il quelques problèmes ?
Les risques d’accident
Il est certain que ces navires de plusieurs milliers de tonnes croisent à quelques dizaines de mètres des quais et des palais vénitiens. Or, vous le savez, les bateaux ne possèdent pas de freins. Arrêter plusieurs milliers de tonnes qui sont en mouvement, même lancées à très faible allure, nécessite mathématiquement une certaine distance qui dépasse largement les quelques dizaines de mètres disponibles.
Certains prétendent que le bateau ne pourrait heurter violamment les quais parce qu’il serait freiner par la vase du fond du canal. Sans doute, mais il commencerait à être freiner bien près des quais. Et est-ce vraiment scientifique de compter sur un tel ralentissement ? Je rappelle qu’en juillet 2016, par erreur, l’un de ces géants s’est dangereusement approché du quai vers l’Arsenal.
Alors, risque d’accident ou pas ? Réponse : oui
Conséquences d’un éventuel accident
En cas d’accident, outre le préjudice grave aux édifices, il faut prendre en compte les conséquences sur un plan écologique et humain.
Comme vous le savez, la lagune est un écosystème spécifique, constitué d’environnements variés : d’eau salée et d’eau douce, de fonds situés à 20cm sous la surface de l’eau ou à plusieurs mètres, d’endroits de passages humains et de lieux sans activité, où l’eau circule toujours en fonction des marées, dans un sens ou dans l’autre, milieu en partie érodé ou comblé par la mer et les rivières.
C’est donc un écosystème complexe, vivant, varié et instable par nature.
En cas de déversement de fioul, d’huile ou autre produits dans l’eau de la lagune, au regard des caractéristiques de l’écosysthème évoquées, vous comprenez le désastre que cela représente. Et vous savez bien que le “nettoyage” ne se fait pas en quelques jours.
Impact sur la faune et la flore ? Réponse : oui.
Impact sur les édifices
Il faut savoir que les ondes crées par le déplacement de ces mastodontes viennent heurter les rives, provoquant un lent déchaussement des pierres et des briques. Rappelons qu’en plus, le sol de Venise est relativement meuble et ne favorise pas la stabilité des constructions.
Alors, les grands navires responsables des fissures des édifices vénitiens ? Au risque de faire hurler certains détracteurs des grands navires, je doit répondre : Pas plus que les autres embarcations.
Sur ce plan, on peut crier No grandi navi si on veut, ces bateaux ne sont pas responsables de tous les déchaussements, puisqu’on les constate aussi dans les petits canaux. C’est l’ensemble de la navigation à moteur qui nuit à la stabilité des pierres.
Impact sur la faune et la flore de la lagune
Même sans prendre en compte l’accident, toujours possible, ces grands navires ont-ils un impact sur la faune et la flore ?
Un profond canal permet de relier la mer adriatique au port de croisière de Venise et jusqu’à Marghera. L’écosystème spécifique de la lagune de Venise est malmené par un volume d’eau salée important qui pénètre dans la lagune à chaque marée et modifie l’équilibre en place. Notez que je vous précisais bien que la lagune est un milieu, par nature, instable. Cette instabilité naturelle résulte aussi à ces échanges d’eau, mais ici, ils sont en partie déséquilibrés.
Alors les grands navires ont-ils ou non un impact sur la faune et la flore ? Réponse : oui, du fait de la profondeur des chenaux qui leur sont nécessaires.
Impact sur l’acqua alta
L’acqua alta, c’est l’eau haute, c’est-à-dire les inondations. On observe que ces inondations à Venise sont de plus en plus nombreuses.
Il est clair qu’elles sont dues au lent enfoncement des édifices (qui a pu atteindre par endroit 1cm par an) et à l’élévation du niveau de la mer Adriatique (4,9mm par an au niveau du Lido et 4,2mm par an dans la lagune).
Autrefois, la lagune comportait de nombreux îlots très petits, inhabités (les velmes et les barènes) et qui avaient pour fonction de retenir l’eau des marées, un peu comme le feraient des gabions. A Venise, on ressentait bien sûr les marées et parfois les inondations, mais de façon limitée.
Avec le creusement du canal large et profond (plus de 15m) reliant l’Adriatique à Venise et Marghera (canal utilisé au début du XXe siècle par les chantier naval de Marghera Ernesto Breda qui construisaient des paqubots et par les navires du port pétrolier de MArghera), rien n’arrête l’entrée de la mer. Les marées se propagent plus rapidement.
45 jours d’inondation en 2011, sale année.
La ville a entamé des travaux de réhaussement des quais, quand c’était possible. Le pharaonique projet Mose de digues mobiles est en cours de construction. Il est très décrié mais c’est un autre problème.
Les navires de croisières responsables des inondations à Venise ? Par voie de conséquence : oui.
Impact sur l’économie
La question économique est particulièrement épineuse. Qui s’y frotte, s’y pique.
Il est certain que l’accostage et le stationnement de ces immenses paquebots rapportent beaucoup d’argent. 40 à 50 000€ par bateau. Mais à qui profite-t-il ?
A la ville de Venise, aux vénitiens ? Pas vraiment. Ces milliers de visiteurs supplémentaires quotidiens (chiffre au plus bas de la fréquentation durant la limitation d’accès des bateaux de croisière en 2014-2015) bénéficient de toutes les commodités dans leurs bateaux. Ils n’achètent rien sur place. Ils ne visitent qu’en passant, sans entrer dans les musées ou les sites publics car ils n’ont pas le temps. Souvent, leur durée de séjour est de… 1 jour. Ils n’achètent que quelques souvenirs.
Autrement dit, ces visiteurs, c’est comme une ville entière qui s’envient déambuler à Venise, visiteurs que la ville prend en charge au niveau nettoyage, entretien des toilettes publiques, passages surélevés durant les inondations, des très nombreux ponts, des parcs, des rues, etc.
Les rues sont par moment surpeuplées, les vénitiens désertent leur ville et les commerces de proximité disparaissent au profit de magasins pour touristes, vendant des articles “made in Italy” ou “made in Murano”, fabriqués à l’étranger.
La situation devient parfois tendue vis à vis de ces bateaux de croisière.
No grandi navi et tourisme de masse
Mais je voudrais qu’on évite les amalgames et les grandes généralités. Il ne faut pas en vouloir aux croisiéristes eux-mêmes. Ces gens ont parfaitement le droit d’aimer les croisières. Ce ne sont pas eux les responsables.
La guerre aux responsables des croisières et ceux qui les favorisent : Oui. La guerre aux croisiéristes : Non.
L’afflux de touristes à Venise, on pourrait parfois dire l’envahissement, n’est pas seulement dû à la présence des croisiéristes. En 2006, les croisiéristes étaient 1 500 000 sur plus de 20 000 000 de visiteurs, soit 7,5% des touristes. C’est tout un système économique qui propose des déplacements bon marché, tout un changement de mentalité qui fait que désormais les gens voyagent volontiers et trouvent des distractions qui les attirent, fussent-elles artificielles ou contre-nature. Peu à peu, Venise se transforme en Disney Land.
Mes amis vénitiens me le pardonneront mais ils doivent avoir conscience des vraies responsabilités et convaincre ceux qui ont le pouvoir de changer quelque chose. La ville de Venise elle-même a bien pensé réguler le flux de touristes, mais sans vraiment trouver de solution viable.
C’est peut-être cette absence de solution qui révolte le plus les vénitiens, révolte en partie focalisée vers les bateaux de croisière.
Les projets passés ou en cours
On a interdit les plus gros des bateaux de croisière (2014) puis, suite à des recours juridiques, on les a autorisés à nouveau. Puis, on a prévu de les faire passer par le sud de la lagune, donc sans traverser le bassin de Saint Marc ni le canal de la Giudecca.
On réfléchit à un port directement sur la mer Adriatique. Pourquoi pas ? Mais toutes ces solutions ne résolvent que très partiellement le problème posé à la conservation de l’écosystème de la lagune vénitienne, à la dégradation des édifices rongés par la salinité de l’air et de l’eau, au déchaussement des pierres, aux coûts exorbitants de toute restauration des pierres qui font partie intégrante d’édifices historiques, à la surpopulation touristique de la ville, à la fuite des vénitiens vers d’autres villes, à la disparition des commerces de proximité au profit des boutiques de souvenirs, etc.
No grandi navi car Venise n’est pas un musée
Et pourquoi pas un grand parc d’attraction, genre Disney Land, à l’Ouest de la Giudecca ? Ne riez pas, il en a été question mais l’idée a été abandonnée. Ca permettrait aux visiteurs de passer devant des palais multicentenaires à l’infini raffinement, pour aller s’amuser avec Donald et Mickey. A terme, on ne viendrait plus visiter Venise mais son parc d’attraction. Vous allez voir, l’idée reviendra.
Bon, je m’éloigne un peu de mon Comitato No Grandi navi. Sur cette question, il faut prendre un peu de hauteur. Et lutter contre l’envahissement de la ville par le tourisme de masse et sa désertification par ses habitants. Il faut se sentir solidaire des vénitiens en colère, que l’évolution économique chasse de leur ville. Mais, que faire concrètement ?
Je l’ai dit, il appartient aux vénitiens de convaincre ceux qui ont en charge le devenir de leur ville et de leur région. C’est de là que viendra toute évolution positive. Mais, ce ne sera pas un mince affaire. Il faut aussi se faire doublement respectueux en parcourant Venise et expliquer à tous les visiteurs cette unicité de la ville, cette fragilité à protéger, cette richesse à préserver et par-dessus tout, défendre les vénitiens, même dans leurs abus. Si rien ne change, il y aura des abus et des erreurs. Il faudra les comprendre et continuer d’aimer cette ville et ses habitants.
Partager toujours. Compter sur l’humain.
La vraie richesse d’une ville, ce ne sont pas ses palais, mais ses habitants.